
Mon exubérance amusa mon oncle. Il se racla la gorge pour ouvrir la voie aux mots. Ses yeux pétillants se réduisirent à deux fentes, s’emplirent de rires, soulignant ses pattes d’oie. Ses mains s’agitèrent dans l’air, dessinant les mots : «Fille, attends au moins que la tempête des corneilles soit passée avant de crier victoire. C’est trop tôt pour parler de printemps.»
Tout le monde disait que le printemps était arrivé, moi la première. «Suis certaine, mon oncle, regarde dehors!»
C’est vrai que la lumière délicate du soleil bondissait sur une neige de sel et que plusieurs plaques terreuses se dévoilaient autour des arbres, prouvant leur réveil, exhumant dans l’air une odeur de terre mouillée. Une promesse de l’arrivée de la belle saison.
La tempête des corneilles
Mon oncle, dont la connaissance du temps qu’il fera pouvait accoter bien des météorologues, m’expliqua qu’après cette bordée de neige, qui se produit habituellement entre la fin février et la fin mars, les oiseaux migrateurs rentrent tranquillement au bercail pour nicher, dont la corneille d’Amérique. Au lendemain de cette tempête, il fait beau. Mais beau à semer le bonheur ! L’air s’emplit alors des croassements des corneilles qui se posent aux arbres près des habitations pour trouver de la nourriture, affamées par ce long périple.
Une ou deux tempêtes seulement suivent celle-là, parfois trois si on a eu un «gros hiver de neige».
Ma corneille
«Maman, maman, il y a une corneille blessée !», criais-je du haut de mes 10 ans en rentrant en trombe dans la maison.
Se munissant d’une cage à perruches, ma mère sortit dehors, et n’eut aucune difficulté à attraper la petite corneille qui se déplaçait en claudiquant, laissant traîner une de ses ailes par terre. Couchée sur son flanc dans l’herbe tendre, notre grosse chatte tigrée observait attentivement la scène. Pour soustraire l’oiseau aux prédateurs, ma mère suspendit la cage à une branche de sapin près de la maison. Elle m’expliqua que c’était le meilleur endroit pour protéger l’oiseau. Puis elle alla vaquer à ses occupations à l’intérieur de la maison.
Je repris mes jeux d’enfant en cette douce matinée de début d’été. Une légère brise faisait osciller les feuilles des arbres.

Une quinzaine de minutes plus tard, je m’égosillai : «Maman, maman, il y a plein de corneilles dans les arbres qui foncent sur la cage!» Ma mère sortit pour constater qu’une dizaine de corneilles excitées croassaient et voletaient à proximité. Elle m’expliqua qu’elles étaient venues voir leur amie, de les laisser faire. Puis elle rentra à nouveau.
Tournoyant quelques instants sous la cage suspendue pour mieux observer ma petite corneille et les oiseaux qui se tenaient en retrait en ma présence, je finis par m’éloigner sans trop m’en rendre compte. Je repris mes jeux.
Quand je revins une dizaine de minutes plus tard, la cage gisait par terre. Démantibulée. Ouverte. Vide. La corneille blessée avait disparue! Le secteur était redevenu calme.
Comment avait-elle pu s’enfuir avec une aile brisée? Était-elle réellement blessée ou était-ce un subterfuge pour éloigner un quelconque prédateur qui se promenait un peu trop près d’un nid ? Si c’était le cas, elle avait joué le jeu jusqu’au bout, se laissant même capturer par les mains de ma mère.
Cela me frappe encore aujourd’hui : ses congénères l’avaient délivrée. Comment avaient-elles réussi ce tour de force ? Je sais que c’est un animal grégaire, familial, un des seuls oiseaux à se servir d’outils, mais de là à ouvrir une cage…
La corneille de ma sœur
Sur le chemin du retour après que quelqu’un d’aimé eut été mis en terre, après que les portes de l’église se furent refermées sur les odeurs d’encens charriant une peine innommable, ma sœur fut intriguée par une corneille volant à la même vitesse que son auto, et criant à s’époumoner dans l’air triste de ce matin-là.

Au village voisin, ma sœur s’arrêta pour faire le plein d’essence. Une corneille vint alors se percher à proximité. Son cri rauque la tira encore une fois de ses pensées lugubres. Elles se regardèrent. Quand ma sœur reprit la route, la corneille la suivit, comme si l’oiseau souhaitait l’accompagner dans son voyage de retour. Comme si la personne aimée…
Bien sûr, ma sœur n’était pas dupe, ce n’était peut-être pas la même corneille puisque le territoire de cet oiseau couvre quelques kilomètres seulement, selon les données officielles. Peu importe, ma sœur se trouvait encore aux limites de son territoire, et elle décida, dans son cœur endeuillé, de l’interpréter comme un signe, une salutation du disparu, lui qui aimait tant la nature.
Parce que nous vivons en société et que les histoires des autres s’imbriquent nécessairement dans la nôtre, lorsque j’entends le cri rauque de cet oiseau noir, je songe à ma sœur et à cet être chéri.
L’esprit de la corneille
Pour une rare fois, les corneilles – celles qui migrent – sont arrivées en catimini autour de la tempête de pluie, de vent et de verglas du vendredi 13 mars, qu’il serait hasardeux de comparer aux traditionnelles bordées de neige des tempêtes des corneilles.
Le printemps lui-même est bien étrange en cette pandémie provoquée par un virus virulent, la COVID-19.
En ces temps de bouleversements, je me demande si mon oncle aurait de la difficulté à prédire le temps qu’il fera. Peut-être me dirait-il que nous portons en nous l’esprit grégaire de la corneille, et que chacun de nos gestes posés durant cette épidémie mondiale soit aidera, soit aggravera la vie de quelqu’un d’autre.
Et qu’une cage, ça finit par s’ouvrir…

® copyright_Texte appartenant à l’auteure et tiré d’un recueil en cours d’écriture
J’ai partagé…
https://nosancetresii.wordpress.com/2022/04/19/la-tempete-des-corneilles-inspire-dhistoires-vraies/
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Bonjour, Monsieur Lagacé.
Merci d’avoir partagé mon texte «La tempête des corneilles». C’est une belle tempête que celle-là, mais le calme qui règne les jours suivants fait rêver au printemps.
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Très beau texte.
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Merci de votre mot.
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La flammeche de Val,c’est transformé en feu dartifice Benson and Edges.
🎆🧨✨💣.Bravo cchheerrr
P.s.Apres le deces de mon beau pere une libellule à faite une job semblable à la corbeille , Comme si hein 😉
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Merci cheeeerrrrr ! 🙂
Une petite libellule s’est manifestée peu après le décès de ton beau-père et tu l’as associée à son esprit : j’aime ces tours de passe-passe du cerveau (?), ou de l’existence (?) ou de… parce qu’elles font du bien à l’âme. C’est beau et poétique, ce que tu nous racontes-là, Harold.
Un grand merci pour ce magnifique commentaire 🙂
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Merci Clémence pour tes Histoires toujours aussi bonnes, captivantes et inspirantes.
Quelle sera la prochaine!!?
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Qui voilà ? Monsieur Vanasse ? Le prochain texte est en écriture. Et toi, quelle sera ta prochaine aventure https://clemenceetseshistoires.com/2016/10/21/le-plan/
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J’aime bien ces histoires de corneilles grégaires, et particulièrement, celle de leur intervention pour sauver l’une de leurs. Comment ne pas voir l’analogie avec la pandémie qui sévit? Oui, en ces temps difficiles, c’est en pensant « collectivement » et non « individuellement » que nous pouvons tromper « un peu » la mort.
J’aime bien aussi l’évolution naturelle des thèmes : de la blessure, vers la mort, vers « l’esprit ».
Enfin, j’y ai trouvé de belles métaphores : « neige de sel », « les odeurs d’encens charriant une peine innommable », Et le mot de la fin : « une cage, ça finit par s’ouvrir ! »
Beau travail, Clémence !
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Quelle belle analyse tu fais là ! Une sous-structure du sens du texte que tu as découverte et que tu nous fais bien voir. Chapeau, Michèle ! Et un grand merci d’avoir pris le temps d’apporter un tout autre éclairage sur le texte.
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OH! ton texte m’enchante Clémence. Vivant, surprenant, et oui, on sent ta tendresse pour celui – yeux plissés et rieurs – qui savait lire la nature –
Merci pour cet espoir: une cage, ca peut toujours s’ouvrir..
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C’est un bien beau commentaire, chère Francine, merci. En effet, celui qui «savait lire le temps» comme pas un suscite ma tendresse. Je suis contente d’apprendre que tu l’as ressentie.
Eh oui, notre cage s’ouvrira un jour, faut juste user de patience
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Chère Clémence,
Quel plaisir de te lire! J’adore ton récit avec tous ces battements d’ailes de corneilles. Sur ce, vivement l’ouverture de notre cage… 🙂
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Chère Myriam, c’est en ces temps de confinement que l’on découvre le plaisir tout simple d’une balade, de croiser des inconnus sur la rue et de leur sourire, et aussi la valeur de notre liberté. C’est très gentil d’avoir pris du temps pour déposer ta réflexion ici, merci 🙂
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Une cage fini toujours par s’ouvrir, quel beau message Clémence! Les oiseaux font partie de notre vie, oui, leur solidarité, l’entraide. Ton texte tout en étant mélancolique est très poétique. Oui cette histoire du passé contient tes rêves d’avenir. En cette période de confinement on rêve tous de liberté , on l’aura grâce à l’entraide et la solidarité. Tes corneilles sont inspirantes. Merci Clémence , chère auteure de m’avoir envoyé ton texte. À bientôt Affectueusement Marie-Michèle
Envoyé de mon iPhone
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Chère Marie-Michèle, merci d’avoir laissé un si beau mot à la suite de la lecture de ce texte. «Les histoires du passé contiennent les rêves d’avenir», c’est si bien dit
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J’aime ton récit Clemence qui me rappelle de bons souvenirs d’un être cher
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Cher Jean-Marc, merci à toi aussi. J’espère avoir bien décrit celui qui savait lire le temps comme pas un. Prends soin de toi en ces temps de pandémie xx
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Chère Clémence, tous ces mots m’ont émue; ça m’a rappelé bien des souvenirs.J’aime beaucoup ton récit. Avec la pandémie, on peut déceler dans ton histoire une sorte de belle finale===la cage s’est brisée —même si un -e humain a voulu l’aider, puis après la tempête—une cage a finit par s’ouvrir !!!
La paix mondiale est revenue —avec sa corneille toute heureuse .
Belle morale chère toi. Ave toutes mes félicitations .Merci de me le faire connaître. de S.Yvette Québec 29 mars 2020
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Merci, chère Yvette, de ta belle analyse. Oui, il y a bien une porte à une cage qu’on finit par trouver et par ouvrir xx
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Plusieurs personnes n’auront jamais mis autant de temps dans leur vie à observer un printemps de si près et si longtemps. Et oui, la nature est toujours là et veille.
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Très vrai ! Même si ce printemps-ci est particulier, la nature suit son cours. Merci Marlène d’avoir pris le temps d’apporter ta couleur personnelle par ce commentaire
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